đ· Le secret de Justin Bridou
đ§ą DĂMASQUĂ !

Jean Feppon, ancien instituteur Ă Villarodin-Bourget, est lâhomme qui se cache depuis prĂšs de vingt ans derriĂšre le cĂ©lĂšbre visage de Justin Bridou. Voici lâhistoire insolite dâun Savoyard devenu malgrĂ© lui une icĂŽne de la charcuterie française.
Ăa nâa pas Ă©tĂ© facile de lui faire cracher le morceau. Lâhomme a beau ĂȘtre tout en rondeur, câest un personnage de John le CarrĂ©. Depuis prĂšs de vingt ans, il mĂšne une double vie sans mĂȘme que sa famille soit au courant.
Pourtant, des camions arborant son effigie parcourent lâHexagone en tous sens, et sa trogne trĂŽne jusque dans les provinces les plus reculĂ©es⊠mais il voyage incognito.
đ· Une lĂ©gende bien de chez nous
Dans le vaste ocĂ©an de la charcuterie française, Justin Bridou fait figure de monstre du Loch Ness : tout le monde lâa vu au moins une fois, mais de lĂ Ă prouver son existenceâŠ
On sait tout de la mĂšre Denis, sainte patronne des lavandiĂšres mĂ©canisĂ©es, ou de Georges Killianâs, brasseur irlandais et donc forcĂ©ment roux, jovial et bagarreur.
Mais Justin gardait son mystĂšre. Un bĂ©ret, une paire de bacchantes, la mine malicieuse de lâĂ©ternel paysan avec un coup de rouge pour arroser le tableau⊠Et vous obtenez une vivante allĂ©gorie du sauciflard bien de chez nous. Ă moi lâAuvergne !
đ”ïžââïž Un Zorro de la cochonaille
La lĂ©gende court dâautant plus vite que personne, jamais, nâa pu dĂ©masquer ce Zorro de la cochonaille et mettre une figure humaine sur lâinsaisissable Bridou⊠JusquâĂ aujourdâhui.
đ Une "gueule dâatmosphĂšre" Ă Rumilly
Ă force de racler les fonds de terroir, on a fini par lui mettre la main au collet, dans la ville de Rumilly.
â "Justin Bridou, je prĂ©sume ?"
Et câĂ©tait bien lui. Un Savoyard pur jus, nĂ© Ă ChambĂ©ry, instituteur en Haute-Maurienne avant de faire carriĂšre chez Tefal.
Il ressemble, tout Ă la fois, Ă Maurice Baquet et Ă feu Jean XXIII. Câest dire sâil a une gueule dâatmosphĂšre.
đ Le casting improbable dâun saucisson
Jean Feppon, puisquâil faut dĂ©sormais lâappeler par son nom, se souvient :
"CâĂ©tait en 1977. Des gens sont venus Ă la mairie et cherchaient un type rustique sachant parler dans un micro. La standardiste, qui frĂ©quentait le mĂȘme club que moi, a donnĂ© mon nom. Jâavais le profil et comme je faisais du théùtre amateur..."
La sélection fut féroce, quasi calquée sur celle de Miss Monde :
"Au dĂ©but, on Ă©tait vingt et je me suis retrouvĂ© en finale avec un copain infirmier Ă ChambĂ©ry. Finalement, jâai Ă©tĂ© choisi sans trop savoir pourquoi..."
đ§ââïž Fausses moustaches et rage de dents
La sĂ©ance photo mĂ©morable se dĂ©roule dans un restaurant de Frangy, louĂ© pour lâoccasion :
"Ăa a durĂ© toute la journĂ©e. Une maquilleuse venue de GenĂšve mâa fardĂ© et collĂ© des moustaches, moi qui nâen ai jamais portĂ©es ! On mâavait demandĂ© de venir avec une barbe de trois jours, sans doute pour faire plus rĂ©el."
La veille, il doit mimer une rage de dents lors dâune rĂ©union avec lâinspecteur dâAcadĂ©mie, pour cacher sa tĂȘte Ă la Gainsbourg :
"Finalement, ce nâĂ©tait pas sorcier comme travail. Je devais juste manger du saucisson pendant que les flashes crĂ©pitaient de partout. Un des clichĂ©s a fait lâaffaire⊠et il signale, aujourdâhui encore, tous les produits de lâillustre maison."
đ¶ Pas dâargent⊠mais des jambons !
Ainsi est nĂ© le vrai visage de Justin Bridou. Jean Feppon, 67 ans, entre alors dans la clandestinitĂ© saucissonniĂšre, devenant lâemblĂšme du bon vivre campagnard.
"Je ne voulais pas dâun surnom genre âmonsieur Saucisson !â alors je nâen ai jamais parlĂ© Ă mon travail. Il nây a guĂšre que ma femme qui Ă©tait dans la confidenceâŠ"
Pas question de tirer profit de lâaffaire :
"Jâai demandĂ© quâon mâenvoie deux jambons par an. Mais ils sont gentils chez Bridou, et mâexpĂ©dient souvent des colis exceptionnels chaque fois que je leur demande, en vĂ©ritĂ©âŠ"
Le contrat stipule mĂȘme quâil ne passera jamais Ă la tĂ©lĂ©vision. RĂ©sultat ? Câest Patrick SĂ©bastien qui rafle le pactole en vantant les mĂ©rites du bĂąton de berger !
đŽ Un grand-pĂšre heureux, bien dans sa peau
Aucun regret amer, mĂȘme sâil reconnaĂźt parfois :
"Je pense Ă ce que jâaurais pu toucher, vu le succĂšs de la marque, en rĂ©clamant un petit pourcentage."
Mais il relativise :
"JâĂ©tais pas prĂ©parĂ© Ă cette histoire et jamais je nâaurais pensĂ© que ça devienne si important. Jâai fait ça surtout pour le rĂŽle théùtral, ça mâamusait de jouer au paysan."
Aujourdâhui encore, Jean Feppon joue sur scĂšne avec la troupe des Gars de la Rampe de Rumilly, et rĂ©pĂšte la Pastorale.
Il sâoccupe aussi de trois jardins, de ses abeilles, lapins, sa collection de timbres, du bois Ă couper pour lâhiver, et surtout de ses cinq petits-enfants, trĂšs fiers que leur papy sâaffiche partout⊠dans les supermarchĂ©s !
Et si, en croisant un saucisson au rayon frais, vous sentez une présence familiÚre derriÚre la moustache... vous saurez.
Monsieur Saucisson est bien dans sa peau !
đïž Gilles Debernardi (Article du DauphinĂ© libĂ©rĂ© des annĂ©es 1990)


